Au revoir belle Carretera

Je suis face à mon ordi pour tenter de coucher sur papier ces dernières semaines de voyage. Difficile de savoir par où commencer pour décrire 3 semaines entières à pédaler dans cette magnifique Patagonie qui nous transporte de paysage en paysage au rythme de nos tours de roues. Nous sommes toujours sur la Carretera Austral, cette route inaugurée en 1986 seulement, pour frayer un chemin d’accès dans une région bien reculée du Chili et, à l’époque, assez isolée du Nord du pays. De fait, nous traversons des régions encore très vierges, avec particulièrement peu de constructions entre les villages, ce qui nécessite un peu de logistique mais qui est un luxe absolu. La Patagonie rien que pour nous ! Depuis notre arrivée, les paysages ont beaucoup évolué et ressemblent de plus en plus à la Suisse. Entre montagnes abruptes tapissées de forêts et champs vallonnés parsemés de vaches, nous avons parfois l’impression à nous méprendre de rouler en Valais, et parfois dans les pays de Vaud ou de Fribourg. Même le climat nous rappelle beaucoup la météo helvétique. Serait-ce dû à notre latitude symétrique à celle de la Suisse par rapport à l’équateur? Ou serait-ce déjà l’appel de la maison?

En plus des étendues de nature complètement désertes sur des dizaines voire des centaines de kilomètres qui sont bien différentes de la Suisse, le fameux vent de Patagonie dont la réputation n’est plus à faire nous tire rapidement de nos rêveries emplies de chocolat suisse et de bons fromages, pour nous ramener sur la terre chilienne. Comme ce fameux jour où nous roulions en direction de Coyhaique avec du vent contraire de plus de 50 km/h ponctué de rafales à décoiffer des églises! Nous nous sommes réfugiés dans un tout petit café en bord de route dans le village d’El Blanco, espérant pouvoir nous abriter derrière le bistrot pour manger notre déjeuner déjà préparé. Le patron, dont le sourire chaleureux suffisait à lui seul à réchauffer le lieu, insistait pour que nous mangions notre repas attablé dans son petit shop, et nous a même servi des cafés qu’il n’a jamais accepté d’encaisser. Il avait le coeur sur la main et nous contait plein d’histoires sur le Chili, au son de la télé qui diffusait la mort, ce jour-même, de l’ex-président chilien des suites d’un infarctus à bord de son hélicoptère. C’est donc forts de ce moment de partage que nous affrontons les dernières rafales de vent pour atteindre Coyhaique, plus grande ville de Patagonie traversée jusqu’ici. 

Aaaah, les villes de la Patagonie chilienne. Contrairement à ce que dit l’adage, elles se suivent mais se ressemblent, même beaucoup! Toujours quadrillées, souvent bien plates, avec une architecture similaire de petites maisons jamais bien hautes, une multitude d’Hospedaje et de Cabañas pour héberger les voyageurs, les mêmes petits commerces et quelques restaurants, souvent de Comida rapida mais on peut aussi y dénicher quelques perles qui servent de très bons plats chiliens. Nous avons aussi bien pris l’habitude des minimercados et des supermercados qui, contrairement à ce que leurs noms pourraient suggérer, ne diffèrent pas énormément en taille! Au départ, à l’arrivée dans les villes, nous nous réjouissions de trouver de nouveaux produits, mais nous nous sommes vite rendus compte que c’était utopique, les grandes villes étant finalement des villages, simplement plus étendus. Sur les 1’500 km déjà parcourus, ce sont toujours exactement les mêmes produits qui sont vendus! D’un autre côté, ça permet de faire ses courses très rapidement, connaissant maintenant par coeur les rayons.

En parlant de courses, nous devons toujours anticiper et prévoir de quoi manger pour plusieurs jours, n’étant pas certains de pouvoir nous ravitailler sur certaines portions, mais nous en avons bien pris l’habitude. C’est d’ailleurs avec un sourire en coin que l’on se revoit démarrer cette aventure avec la multitude de questions qui se bousculaient dans nos têtes: combien prévoir de nourriture, d’eau ou d’essence, quoi acheter, quand, où, comment conserver les aliments frais, etc. 

Pour ceux qui seraient curieux de savoir ce que deux cyclistes en voyage peuvent bien transporter dans leurs sacoches de nourriture, en voici un aperçu: 

  • First and foremost, du café, parce qu’on ne commence aucune journée sans notre tasse bien fumante! Un nouveau venu s’est d’ailleurs greffé au café et aux thés/tisanes depuis notre arrivée en Amérique du Sud: le maté qu’on a de plus en plus de plaisir à consommer (hmmm, serait-il réellement addictif?). 
  • Notre mélange flocons d’avoine, granola et chia, pour nos petits-déjeuners toujours pris après 2–3 heures à rouler à jeûn, histoire de bien se mériter!
  • Du beurre de cacahuète, un indispensable!
  • Un paquet de pâtes ou de riz, du quinoa, un paquet de purée instantanée
  • Une sauce tomate prête (vendue ici en sachet) et du parmesan (en sachet aussi et, étonnamment, qui n’a pas besoin de se conserver au frais, mystère…) 
  • Des protéines de soja, super pratiques à avoir sur soi car légères, nourrissantes, se conservant à température ambiante et, en l’occurence, très peu chères en Amérique du Sud.
  • De l’huile d’olive et des épices pour cuisiner (je reste libanaise même au fin fond du Chili)
  • Des oeufs durs (contrairement à la Suisse où les oeufs peuvent s’acheter durs – véridique! – nous profitons toujours d’un arrêt dans un camping pour cuire une demi-douzaine d’oeufs, histoire de ne pas se retrouver avec un oeuf cru cassé dans nos sacoches. Avec les secousses du ripio, ça ne manquerait pas!) 
  • 2-3 fruits (pomme, banane, avocat, pêche) et 2-3 légumes (oignon, poivron, carotte, courgette)
  • Un mélange de noix et de fruits secs
  • Du miel (extrêmement bon et très bon marché)
  • Des biscuits et du chocolat (ce dernier étant étonnamment ce qui coûte presque le plus cher de toutes nos courses!)

Finalement pas mal de choses, et encore, en comparaison à d’autres cyclistes nous avons l’impression d’être raisonnables!

Après 2 jours à Coyhaique à déambuler dans les rues et faire le pit-stop habituel lessive, courses, shop de vélo et bon resto, nous reprenons la route et décidons de quitter la Carretera pour un détour par la vallée Simpson, et quelle bonne idée nous avons eue! Le camping Torres del Simpson où nous allons est vraiment magnifique mais c’est surtout Nacho, son propriétaire qui a tout construit de ses propres mains, qui est mémorable. A peine arrivés, nous sommes attablés au bar de la grande salle commune pour un vrai cours sur le rituel du maté initié par la culture gaucho, les gardiens de troupeau d’Amérique du Sud. Le vocabulaire est très important: le Cebador (maître de cérémonie) s’occupe de préparer la yierba (herbes infusées) dans le maté (contenant habituellement formé en courge séchée). L’eau doit être à environ 70-80 degrés et doit y être versée par petites doses, afin que les herbes n’infusent pas trop longtemps. Le maté est ensuite tendu à chaque personne participant au rituel, en prenant toujours soin de tourner la bombilla (paille métallique) en direction de l’invité par respect, qui doit en faire de même en retournant le maté au cebador. Le rituel se poursuit ainsi de suite, pendant de très longues heures parfois! Il est de coutume de proposer à toute personne arrivant dans la pièce de se joindre à l’assemblée, sous peine d’être taxé de mauvais hôte.

Après cette chouette initiation et voyant que Nacho semblait avoir beaucoup à faire, je lui propose de lui donner un coup de main. Il m’emmène avec lui et je découvre ses serres qui abondaient en salades, concombres et tomates. Nous nous en occupons et il en profite pour me donner quelques astuces d’agriculture, se rendant vite compte de mon niveau de connaissances très pauvre en la matière. De retour dans la grande salle, Pierrick apprendra quelques accords de musiques gauchos à la guitare avant de passer un super moment autour du feu avec Nacho et ses amis à griller des marshmallows au son de la musique chilienne. Un moment magique dont nous garderons un magnifique souvenir! Au matin, c’est l’heure de l’examen: nommée Cebador officielle du camping, j’officierai la cérémonie de maté aux chiliens comme une pro, puis nous passerons la matinée bien au chaud au royaume de Nacho à attendre que la pluie cesse pour pouvoir reprendre la route. Nous nous résignerons à partir quand même sous la pluie en milieu d’après-midi, après la promesse faite à notre hôte de revenir lui rendre visite un jour et de grosses abrazos (accolades). 

Ce n’est jamais très agréable de rouler mouillé mais je commence à avoir de l’entraînement et j’ai l’impression que c’est un peu plus facile à chaque fois. C’est mon moment hors de ma zone de confort où je me dis qu’en plus de travailler mes muscles, je travaille ma patience… Heureusement, ça ne dure pas longtemps et nous bénissons le ciel pour les éclaircies incroyables auxquelles le Chili nous a habitués: d’une minute à l’autre, le ciel se dégage et arbore un bleu éclatant. Si ce n’était pour nos habits trempés, nous nous demanderions presque si nous n’avions pas rêvé la pluie. Le paysage qui se découvre en même temps que le ciel ressemble à s’y méprendre à la vallée du Rhône. Nous avons l’impression d’arriver à Martigny depuis Sion et ça nous réchauffe inévitablement le coeur, pendant que le soleil s’occupe de nos membres transis. 

Ne devine-t-on pas le coude de Martigny qui va partir à droite sur Lavey ?

Dans la catégorie nuits insolites, nous passerons la prochaine nuit sur la place publique du village, pile en face de l’église! Pas de camping au village de Villa Amengal mais plusieurs habitants nous l’ont confirmé, nous pouvons nous installer sur la place du village sans problème. Sauf qu’une fois la tente montée, nous voyons les Carabineros s’arrêter avec leur pick-up au vert distinctif et venir vers nous. Mince… Nous nous rendons vite compte qu’ils voulaient simplement… nous souhaiter une bonne nuit et savoir si nous passons un bon séjour au Chili! Les chiens errants auxquels nous avons maintenant l’habitude viennent aussi nous tenir compagnie, espérant un petit quelque chose à manger et gardant notre tente pendant la nuit.

Nous quittons Villa Amengal sous un soleil de plomb et après un bon maté (qui serait bon pour avoir de l’énergie et bien récupérer après l’effort) pour entamer une journée inversée où la longue descente, en doudoune dans le froid matinal, précède la bonne montée. Les miradors se succèdent et les paysages sont à couper le souffle: végétation luxuriante, fleuves d’un bleu irréel et glaciers suspendus. On cligne des yeux pour y croire et on a envie de s’imprégner aussi longtemps que possible de toute cette beauté concentrée dans le parc national Queulat. Pour parfaire le tableau, aucun signe de construction humaine sur des centaines de kilomètres. Nous sommes réellement au milieu de nulle part et il n’y a d’ailleurs pas l’ombre d’un mercado; l’occasion de finir les fonds de sacoches pour le dîner! 

Le lendemain, notre cher GPS nous fait une petite blague, dans le bon sens ceci-dit. Ayant surestimé le dénivelé de la journée, nous nous retrouvons finalement à faire une toute petite étape de 25 km, ce qui nous laissera toute la journée pour profiter… de la Saint-Valentin en amoureux! Et quoi de plus beau que le fjord Puyuhuapi comme décor pour l’occasion. Nous profiterons du temps magnifique pour se baigner dans ses eaux doucement salées et s’offrir une journée de repos dans ce charmant petit village aux airs de vacances.

Chiloé or not Chiloé? Cette question nous taraude depuis un moment. Devrions-nous rester sur le continent pour continuer à suivre la Carretera Austral ou la quitter pour aller découvrir l’île de Chiloé? Etant résolus à suivre les signes et deux d’entre eux s’étant justement manifestés en faveur de Chiloé, nous décidons de partir à la découverte de cette île grande comme le Liban qui a su préserver son attachement aux traditions et son identité culturelle particulière. Nous quittons donc la Ruta 7 au niveau de la Junta et bifurquons plein ouest, visant Puerto Raúl Marin Balmaceda (abrégé Puerto RMB par les locaux). De là, un ferry nous emmènerait à la ville de Quellón, tout au sud de l’île de Chiloé. Mais pas si vite, nous n’y sommes pas encore! 

Après une nuit dans un des plus beaux spots de camping sauvage qu’il nous a été donné de découvrir au bord du Rio Palena, cette chère pluie s’invite à nouveau sur notre trajet et c’est grelottant de froid que nous finissons les derniers kilomètres jusqu’à Puerto RMB. Ayant discuté quelques kilomètres plus tôt avec un chilien qui s’est avéré être le tenancier de l’auberge du village (Hostal El Viajero), nous courrons nous y réfugier et nous réchauffer sous une douche brûlante, avant d’aller découvrir quelques spécialités culinaires chiliennes dans un très bon bistrot du coin (Isla del Palena), dont la Chupé (soupe gratinée) de cochayuyo!

Derrière ce nom qui n’arrive décidément pas à s’imprégner dans ma mémoire, se cache une algue au look plus qu’improbable lorsqu’elle est exposée séchée sur les étalages des marchés. On dirait du bois! Nous goûterons aussi aux Puye al pil pil, de tous petits poissons fins comme des nouilles assaisonnés à la sauce pil pil (ail et piment). Un délice! Le bon goût de cette cuisine de grand-mère finira par nous réchauffer pour la soirée et, au matin, empaquetage de tout notre matériel et zou, direction le ferry. Le lieu, complètement dénué de vie humaine ou de voitures, ne nous a pas beaucoup rassuré; ce ferry arrivera-t-il un jour? Evidemment, en bons suisses, nous avons pris au mot l’indication de venir 1 heure plus tôt que l’horaire indiqué, indication qui semble uniquement adressée aux touristes puisque les chiliens, eux, arrivent pile à l’heure du départ! L’énorme paquebot se pointera finalement après l’heure prévue et embarquera tout ce petit monde sur une traversée de 9 heures emplie de musique locale et de chiliens qui dansent sur le pont, jusqu’à l’île de Chiloé. 

Arrivés sur l’île, nous sentons toute de suite que nous ne sommes plus sur la Carretera. L’ambiance insulaire est palpable et nous fait du bien, enveloppés dans cette odeur d’iode et baignés dans cette belle désolation qu’offrent les bateaux échoués à marée basse. Nous avons hâte de découvrir ses maisons multicolores sur pilotis (palafitos) et ses fameuses églises en bois, témoins du christianisme implanté par les jésuites au XVIIIe siècle et que l’Unesco n’a pas laissé filer. Si la Ruta 5 nous déçoit un peu par son trafic assez impressionnant, Castro, la capitale, saura nous charmer avec son bord de mer coloré, ses maisons sur pilotis et sa splendide église en bois. L’accueil du patron de notre hostel est très agréable et nous passerons 3 nuits à profiter de la quiétude de cette jolie maison en bois et de notre vue sur la mer. Nous reprenons la route en évitant cette fois-ci celle des camions, et quel bonheur de voir défiler sous nos yeux les paysages côtiers de la ruta de los Iglesias, ponctués par ses monuments en bois ci et là.

Cette soirée est particulière pour nous parce que, pour la première fois depuis bien longtemps, nous avons “rendez-vous”. Un mot solidement ancré dans nos vies d’avant mais dont nous avons gentiment oublié la signification dans ce voyage. Parce qu’organiser un rendez-vous quand on voyage à vélo, c’est jongler avec tellement d’incertitudes qu’on aurait plus de chance de se retrouver en laissant le hasard s’occuper de l’agenda. Et que serait-ce quand il faut se donner rendez-vous avec d’autres voyageurs à vélo! Cette rencontre, nous la planifions depuis quelques semaines déjà, pour retrouver Matthieu et Marie, partis depuis La Paz en Bolivie il y a 3.5 mois pour un magnifique périple à vélo entre déserts et Patagonie. Et c’est sur la presqu’île de Tenaún, dans un décor magnifique qui n’est pas sans nous rappeler les côtes sauvages de Bretagne, qu’on les voit arriver. On passera une magnifique soirée tous les 4, à se raconter nos aventures jonchées d’anecdotes et se partager nos trucs et astuces, avant de sombrer dans un sommeil peuplé de mouettes. Au matin, nous pédalons ensemble sur quelques kilomètres avant que nos routes ne prennent des directions opposées, eux qui continuent leur route vers le sud et nous qui reprenons la nôtre vers le nord. 

La fin de notre balade insulaire ressemblera à: de beaux petits villages, une plage loin de tout pour la nuit sur une minuscule péninsule, un mal de ventre de deux jours pour moi, une multitude de montées bien raides où il me faudra serrer les dents, une portion de route sur l’autoroute pour s’éviter 60 km de détour (!), des tonnes de chiens qui aboient à notre passage, une poignée qui nous coursent et un ou deux qui ont failli nous mordre les mollets, un couple de lucernois rencontré au milieu de nulle part et habillés et équipés exactement comme nous, la meilleure tarte au citron mangée au bord de la route pour Pierrick, de délicieux pisco sour et un ferry qui nous emmènera sur le continent pour rejoindre Puerto Montt, la fameuse ville portuaire qui clôturera notre périple inoubliable sur la magnifique Carretera Austral.

Une réponse à “Au revoir belle Carretera”

  1. Avatar de Vincent Demotz
    Vincent Demotz

    Aaaah, quelles belles routes vous traversez, entre montagnes et mers, maté et tarte au citron.

    C’est toujours un plaisir de lire vos aventures australes. Bonne suite, que le ripio ne vous accompagne pas sur encore 1000km!

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