Cela fait maintenant plus de 2 semaines que nous avons mis le pied à terre en Martinique. Les souvenirs de notre transat sont encore bien imprégnés dans notre esprit. Ils sont même là, palpables, et teintent encore pleinement le filtre avec lequel nous regardons le monde qui nous entoure. Ça peut sembler exagéré dit comme ça, mais on ne sort pas inchangé d’une aventure aussi incroyable que celle-ci. Elle n’était pas toujours facile, mais elle nous a transporté, dans tous les sens du terme. Pas uniquement d’un port à un autre, mais aussi d’une dimension à une autre. La Transat, c’est tellement de choses à la fois, une magnifique aventure à vivre.
Une incroyable aventure humaine. Un huis-clos à six qui nous donne l’impression de participer à une expérience sur les interactions humaines, digne d’un scénario de film hollywoodien. Rencontrer les autres en accéléré, apprendre les coins et les recoins de la vie de chacun, leurs expériences de vie, leur histoire, leurs habitudes, leurs goûts, leur caractère. Tisser des liens particuliers du fait de partager une aventure hors du commun, avoir des tonnes de private jokes par la suite et rire de choses simples. Etre conscient que l’équipage fait ou défait l’expérience, qu’il est la clé d’une transat réussie ou ruinée (sacré PFH – P***** de Facteur Humain).
Un retour à l’essentiel. Avancer, manger, dormir, survivre. Réaliser très vite que ce n’est pas le moment de se faire mal, de tomber, se faire une fracture ou une plaie ouverte, à des heures voire des jours des côtes les plus proches. Que si on tombe à l’eau, c’est une mort quasi-certaine qui nous attend. Et on ne parle même pas d’une chute en pleine nuit noire, lorsqu’il faudra attendre le lendemain matin pour qu’un coéquipier se rende compte avec effroi qu’on n’est pas là. Réaliser à quel point on est vulnérable face aux éléments, à la nature qui reprend ses droits. Se sentir minuscule au milieu de l’immensité de l’océan. Redécouvrir les joies de vivre pieds nus et se demander après 3 semaines ce que ça fait de porter des chaussures.
Une introspection sur soi. Souvent pendant les quarts de nuit où on se retrouve seul face à l’océan, à scruter l’horizon pour y apercevoir de potentiels obstacles sur notre trajectoire, se retrouver à beaucoup penser à la vie, à notre place dans ce monde. Réfléchir à qui on est, à ce qui nous fait vibrer. Comme si le bateau remuait le sable et faisait resurgir tout ce qui y était enfouit et qui dormait en dessous; coquillages, crustacés, objets perdus ou non identifiés. De jour, avoir envie de reprendre la méditation face à l’océan, en se concentrant sur les sensations des embruns marins sur sa peau, l’odeur de la mer et le goût du sel sur ses lèvres. Avoir envie de tenir un journal.
Se rappeler que l’or est avant tout bleu. C’est vrai que nous avions un dessalinisateur (“dessal” pour les habitués) qui nous permettait de rendre l’eau de mer douce et de pouvoir l’utiliser pour la vaisselle ou la douche, voire même de la boire si besoin, mais nous étions particulièrement attentifs à notre consommation en eau. D’abord parce que l’eau, c’est littéralement la vie au milieu d’un océan de sel, mais aussi parce que “faire de l’eau” puise dans nos réserves limitées de fuel et que cela fait tourner les moteurs ce qui n’est pas des plus agréables en navigation. Les douches duraient quelques minutes tout au plus, avec ouverture et fermeture du robinet à la vitesse de l’éclair, et nous avions décidé de faire notre vaisselle à l’eau de mer. Pas grave si la première gorgée de coca était un peu salée.
Revivre sans internet. C’est peut-être l’aspect des choses qui nous réjouissait le plus avant notre départ (et étonnamment beaucoup moins nos aînés): être réellement coupés du monde. Parce qu’aujourd’hui, ce n’est malheureusement plus possible, nulle part. On n’est jamais réellement coupé du monde. On peut éteindre son téléphone ou être temporairement hors réseau en montagne, mais jamais être véritablement déconnecté pendant 3 semaines complètes. Dire qu’il faut traverser un océan pour cela, c’est réaliser l’absurdité totale dans laquelle on évolue! Lorsque des questions se posaient, soit quelqu’un de nous détenait la réponse, soit nous ne l’avions tout simplement pas et il fallait innover. “Qui sait faire un gâteau au chocolat? On met combien d’oeufs?” “Qui sait quelle sorte d’oiseau c’est?” “Tu sais ce que mange un héron, toi?”.
Redonner toute son importance au moment des repas. Se retrouver autour de la table rythmait nos journées. Avoir le temps de préparer une recette, faire au mieux avec les moyens du bord, innover pour faire plaisir aux autres, apprécier la nourriture qu’on mange, être heureux de pouvoir encore déguster des fruits frais à plusieurs jours des côtes. Nous avions eu la chance d’avoir bien géré les quantités et de s’être correctement approvisionné avant la traversée, mais nous réalisions aussi pendant la navigation à quel point cela aurait pu devenir une source de tension si nous venions à manquer de denrées. Même des choses futiles comme ne plus pouvoir mettre du lait dans son café le matin pour qui en avait l’habitude, pouvait rendre grincheux et peser au bout de 3 semaines.
Reconsidérer les distances: 14 mètres par 8, c’est grand mais incroyablement petit à la fois. 6’000 km traversés, c’est énorme sans vraiment l’être quand le panorama ne semble pas changer d’un iota. C’est vrai que ça nous avait saisi de nous rendre compte qu’en navigation semi-hauturière ou en navigation hauturière, du moment qu’on n’aperçoit plus les côtes, on a la même vision: du bleu, du bleu et encore du bleu, bien que la palette des bleus change à chaque instant, en passant par toutes les tonalités du marine au turquoise. C’est difficile de réaliser qu’on est au milieu de l’océan sans jeter un oeil à notre position sur la carte. D’ailleurs, lorsqu’on était au point de non-retour, on évitait de trop y penser pour ne pas laisser les angoisses nous submerger comme une grosse vague déferlante. Certaines couleurs s’invitaient aussi sur le tableau par moment; les couleurs chaudes au lever et au coucher du soleil, et le noir dense au milieu de la nuit. La seule couleur qui manquait réellement, c’est le vert. Le vert des arbres, leur odeur. La nature.
Des moments difficiles quand même. Ce qu’on ne réalise pas lorsqu’on pense à un voilier, c’est que c’est incroyablement… bruyant! Et oui, il n’y a pas que les moteurs qui font du bruit en navigation. L’eau qui se fracasse sur la coque, le clapotis permanent des vagues, le bourdonnement du vent, le grincement de la bôme, le claquement de la GV à l’empannage, et j’en passe. Même des sons qu’on a beaucoup de plaisir à entendre en temps normal deviennent envahissants au bout de plusieurs jours, d’autant plus qu’ils sont amplifiés lorsqu’on est dans sa cabine! On dort donc à moitié quand on n’est pas debout au milieu de la nuit pour faire son quart. Ça aussi, les nuits hachées, c’est du pain quotidien! On cumule donc de la fatigue et qui dit fatigue dit… mal de mer! Et oui, la fatigue fait partie des 5F qui sont les facteurs du mal de mer, à côté de la Faim, du Froid, de la Frousse et de la Foif 😉 On est brassé en permanence et jamais vraiment stable, à tel point qu’on est devenu les rois du dandinement d’un pied à l’autre, même sur terre ferme. On a aussi connu le dégoût de certains aliments ou boissons qui faisaient même parti de nos goûts préférés! Impossible de ne pas se sentir nauséeux à l’odeur du café du matin, ou à la simple vue de la bière. Notre appétit était aussi réduit en journée, sauf peut-être le soir. Et on n’a jamais autant bu de coca. Allez savoir!
L’importance de la vie: Sur terre, la vie est partout. Des humains, des animaux, des insectes, des plantes, toutes sortes d’êtres vivants nous entourent. Sur un bateau, au milieu de nulle part, si on tombait ne serait-ce que sur une mouche, on poussait des cris! “Ohhh une mouche! Où est-ce qu’elle s’était cachée tout ce temps? Va-t-elle survivre avec nous?”. Les oiseaux qui venaient se poser sur le bateau pour se reposer nous attendrissaient, les poissons-volants nous faisaient sourire, les dauphins nous transportaient de bonheur, les baleines nous impressionnaient. Nous nous sommes aussi essayé à la pêche, et comme c’est dur de voir se débattre un poisson au bout de la ligne. Sa chair n’a pas le même goût non plus; elle est plus goûtue que celle des poissons d’élevage, mais a aussi le goût amer de la tuerie.
Etre le seul maître du temps. 38 à 14, ce sont les longitudes qu’a traversées notre bateau. Et en autant de longitudes, on a pu voir presque quotidiennement le changement s’opérer au niveau des heures de lever et de coucher de soleil ou la forme changeante de la lune. Le quart de 6 à 8h du matin, d’abord effectué de jour, finissait par se faire de nuit! On se concertait alors et on décidait de reculer notre “heure Pegasus” d’une heure, se calant ainsi à la cadence du soleil. Nous savions que nous aurions un décalage de 5 heures à rattraper entre l’horaire français/espagnol de notre départ et celui de notre arrivée en Martinique. Maître du temps en heure mais aussi maître du temps à notre disposition. Les journées nous appartenaient pleinement; pas de contrainte ni d’obligation. On adorait d’ailleurs regarder défiler les nuages en essayant d’y repérer des formes. Ça change de nos vies habituelles et ça fait beaucoup de bien.
Apprendre le lâcher-prise, accepter les aléas. En navigation, on sait quand on part mais on ne sait pas quand on arrive. D’ailleurs on ne sait pas non plus où on arrive! Dans le journal de bord, on note le port de départ mais pas celui d’arrivée. Tout simplement parce qu’on ne sait pas véritablement où vont nous mener les conditions météo, le vent, les éventuelles avaries sur le bateau ou la santé des coéquipiers. Il se peut que des conditions difficiles dévient notre route, nous poussant à nous arrêter ailleurs qu’à notre destination initiale. Le lâcher-prise en terme d’habitudes, alimentaires, de vie. En terme aussi d’interactions avec les autres, où il faut apprendre à mettre de l’eau salée dans son vin. La seule chose immuable pendant notre navigation a été la position des étoiles. De par leur distance considérable, elles étaient fidèles à leur emplacement ce qui explique la navigation et l’orientation des marins de l’époque grâce au sextant. Et quelles étoiles d’ailleurs! Il n’est pas exagéré de dire que nous avons vu les plus beaux ciels étoilés de notre vie.
Et c’est sur une chouette terrasse les pieds dans l’eau à Sainte-Luce en Martinique qu’on se remémore cette étonnante traversée dont le tracé réel est visible ici. Découvre également Les Chroniques de Pegasus qu’on publiait régulièrement sur le bateau et qui retracent les moments-clé du voyage, en photos.
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