La Bosnie-Herzégovine. Probablement le pays des Balkans dont on savait le moins de choses, celui qu’on ne pensait pas visiter un jour, celui qui nous intimidait un peu, nous faisait presque peur, nous inquiétait. Au coeur de l’ex-Yougoslavie et de la guerre qui y a sévit dans les années 1990, le pays est encore semé de mines anti-personnelles. A ce moment-là, on était loin de se douter à quel point ce pays niché entre la Serbie, la Croatie et le Monténégro, était central dans la guerre qui a secoué cette région et comme il nous plongera dans l’histoire le temps de le traverser. On ne savait pas encore qu’on serait émerveillé par ce pays, enveloppé par sa nature sauvage, envoûté par son côté multi-culturel, multi-ethnique et multi-religieux au croisement de l’Orient et l’Occident, charmés par sa capitale. Qu’on se ferait surprendre par son climat tantôt méditerranéen, tantôt tropical. Jamais on n’aurait pensé qu’on pourrait même s’imaginer y vivre, un peu plus sérieusement que le fameux “Tu te verrais vivre ici?” aux airs nonchalants des vacances.
Bosnie-Herzégovine. Rien que le nom est intimidant. Long, composé, plein de sous-entendus. Si on l’appelle souvent à tord Bosnie par simplicité, on omet la région de l’Herzégovine, 20% du territoire tout au Sud, à la pointe de ce pays triangulaire. Aller en Bosnie, c’est se rendre compte à quel point on ne connait pas l’histoire des Balkans et avoir envie de comprendre pleinement, pour une fois, la Yougoslavie, cet état d’Europe du Sud-Est qui englobait les actuels Serbie, Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Macédoine du Nord et Kosovo. En parlant avec la population locale, on se rend vite compte qu’ils portent un regard mélangeant cynisme et bienveillance sur leur pays si particulier, petit par la taille mais grand par la richesse de sa culture qui se décline en trois. Trois peuples majoritaires: Bosniaques, Serbes et Croates. Trois langues distinctes parlées par chacun de ces peuples qui, même si elles ont tenté un rapprochement, prennent maintenant la direction inverse. Trois religions majeures qui cohabitent tant bien que mal: musulmane sunnite pour les Bosniaques, chrétienne catholique pour les Croates et chrétienne orthodoxe pour les Serbes. Si les Serbes ont toujours souhaité rester yougoslaves et communistes, les Bosniaques et Croates, eux, se sont battus pour leur indépendance ce qui a donné lieu à deux entités autonomes en Bosnie-Herzégovine arborant fièrement leurs drapeaux distincts: la République serbe de Bosnie au Nord et à l’Est, et la Fédération de Bosnie-Herzégovine, au centre et à l’Ouest. D’ailleurs, en plus de l’alphabet latin, l’alphabet cyrillique très utilisé en Serbie est également d’usage officiel, en complément au latin. Si “bosniaque” fait maintenant plutôt référence aux musulmans de Bosnie, le terme de “bosnien”, lui, se réfère à tous les habitants de ce pays sans distinction confessionnelle.
A peine la frontière traversée qu’on est plongé dans ces questionnements culturels, avec le panneau “Bienvenue en République Serbe de Bosnie”. Pas le temps de réfléchir trop longtemps puisqu’on se fait rapidement interpeler par le douanier qui nous invite à le rejoindre d’un signe de la main dans le container qui lui fait office de bureau. On a très peu d’affaires sur nous et encore moins de choses à se reprocher, mais c’est quand même toujours un peu intimidant ces interpellations. Encore quelques signes de mains pour nous indiquer son ordinateur, sur lequel on se penche pensant qu’il veut certainement nous montrer la liste des biens à ne pas faire entrer dans le pays, mais on était bien loin de la réalité: ayant du mal à comprendre pourquoi il nous montrait les photos d’une maison, Google Translate viendra à notre secours pour nous faire comprendre qu’il nous proposait, en réalité, un logement pour ce soir chez lui! Il dit avoir l’habitude d’accueillir des voyageurs en itinérance dans sa maison qui se situe à une vingtaine de kilomètres de la frontière. Une belle entrée en matière culturelle! 20 kilomètres étant trop peu pour satisfaire l’appétit kilométrique insatiable de nos 4 vélos, on rejoint Samuel et Marion qui nous attendaient à quelques mètres de là pour leur raconter l’épisode, et se féliciter tous les quatre d’avoir pu sortir sans encombres du Monténégro, sachant qu’on y était entrés par une frontière de fortune.
La transition entre le Monténégro et la Bosnie est nette: les routes impeccables bondées de voitures de sport ont laissé la place à des routes beaucoup plus cabossées et à un parc automobile d’un autre temps. Un surprenant retour dans le passé. On se remet vite en selle et on enchaîne les kilomètres, avant d’être attirés par la couleur émeraude de la rivière Drina et sa plage paradisiaque de sable blanc. Le rêve pour la pause déjeuner et la baignade de mi-journée, jusqu’à ce que nos orteils viennent rencontrer la température glaciale de l’eau! Pas de problème pour Pierrick et moi, on a de l’entraînement dans le Léman, mais c’est plus difficile pour Samuel qui adore nager mais semble souffrir en silence… Aucun problème pour Marion non plus puisqu’il est juste exclu qu’elle y mettre un pied! Elle nous regardera faire tranquillement allongée au soleil, avant de se retrouver tous les quatre autour de notre belle salade de tomates, de nos chips et de notre fromage, à tenter de se réchauffer sous les rayons d’un soleil bosnien un peu timide.
Bon, plus de temps à perdre, de gros nuages commencent à se former et il faut avancer avant la pluie. Une fois repartis et très vite rattrapés par l’orage, on court se réfugier dans un petit café du village de Foca, à côté de quelques tablées de locaux qui nous regardent curieusement et nous parlent fort en rigolant. Pas certains d’avoir compris, on se dit qu’ils doivent bien rire de nous voir arriver à vélo sous un ciel aussi menaçant. Le tenancier nous invite à rentrer les vélos à l’abri de la pluie et les adosser contre les caisses de bières locales. Attablés autour de cafés dans une salle aux allures improbables avec ses chaises, murs et épais rideaux rouges parmi les locaux qui fumaient, nous attendrons patiemment une petite éclaircie pour reprendre la route. Nous ne devons pas tous avoir la même notion de l’éclaircie parce que pour moi ce n’en était pas une!
L’idée de repartir sous la pluie ne m’enchante pas mais bon, j’essaie de dompter le sentiment d’inconfort qui m’emplit et de me dire que c’est le bon moment pour travailler mon mental. Parce que, qu’est-ce que c’est mental de voyager à vélo! La clé, pour moi, c’est de me concentrer sur le positif: quand il y a des voitures, c’est qu’il n’y a pas de chiens. Quand il y a des chiens, c’est qu’on est loin des camions. Quand le soleil tape fort, c’est qu’il ne pleut pas. Quand il pleut… C’est le pire, mais on pense fort à la douche chaude (en espérant qu’il y en ait une, avec une bonne pression d’eau) et on essaie de ne pas penser à la tente qu’on va devoir monter sur l’herbe mouillée ou aux affaires trempées qui ne sècheront que le lendemain, si encore il y a du soleil.
En proie à mes réflexions très philosophiques sur le sujet, je me fais interpeler par un des clients du café qui nous souriait depuis notre arrivée. Il me montre son véhicule de transport. Un vieux van blanc bien rouillé mais ceci-dit tout ce qu’il y a de plus normal, donc j’avoue ne pas comprendre sur le moment. Son sourire malicieux toujours aux lèvres, il m’indique la porte coulissante légèrement entrouverte. Je regarde curieusement à l’intérieur avant de pousser une hurlée: des dizaines de paires d’yeux me regardaient depuis le véhicule! Une quinzaine de moutons se tenaient là, à attendre sagement que leur chauffeur finisse son café pour retourner à la ferme! Un moment hilarant qui m’a réchauffé le coeur où j’étais comme une petite fille à caresser les moutons docilement installés là, collés les uns aux autres, à se tenir chaud.
Bon, je crois que je n’ai plus trop le choix, c’est vraiment le moment d’y aller… On pédale sous la pluie en évitant les flaques d’eau, et on embarque gentiment sur un sentier de forêt. Il fait très humide et même froid. Au bout de quelques dizaines de kilomètres, on commence à réfléchir au campement pour la nuit quand on remarque deux messieurs sur le pas de porte d’une toute petite maison en bois dans la forêt. Ils nous invitent à grands coups de bras à venir nous réfugier de la pluie chez eux et nous réchauffer devant la cheminée qui fumait. Ni d’une, ni de deux, j’ai déjà déposé mon vélo contre la maison et je suis à l’intérieur les mains orientées vers le feu. Ça fait bien rire mes compagnons de route qui pointent timidement la tête depuis la porte d’entrée, se demandant si c’est réellement une bonne idée. Deux tables longues étaient disposées dans l’unique pièce dont les murs étaient tapissées de photos d’animaux et de trophées de chasse. Des gravures en bois et des photos de rassemblements d’armée venaient s’ajouter à la décoration. Des assiettes déjà utilisées étaient empilées ci et là. Il trônait au milieu d’une des tables une énorme poêle encore pleine d’un plat de pommes de terres et de viande de gibier. Difficile de savoir ce qui venait de se passer ici, arrivions-nous après une fête? Les messieurs nous tendent de tous petits verres en plastique généreusement remplis d’eau de vie. “Domaći, Domaći!” nous répétaient-ils de leur voix grave, avec un sourire chaleureux qu’on commençait déjà à reconnaitre, après moins de 12 heures en Bosnie. Ce mot restera imprimé dans nos oreilles et nous nous le répèterons souvent pendant notre traversée de la Bosnie en se remémorant cet épisode, jusqu’à ce qu’on le voit écrit sur des pots dans les marchés, et qu’on comprenne qu’il veut dire “fait maison”! Domaći: Domestique! Les deux hommes nous expliquent par les gestes qu’ils sont chasseurs et nous invitent à goûter leur plat fait avec les produits leur chasse. Nous arrivons même à leur demander s’il y a des ours dans la région, ou des loups. Grand geste affirmatif de la tête avec un sourire radieux de chasseur. On préfère aussi en rire qu’en pleurer! Un moment très sympathique que nous garderons longtemps en mémoire.
Je serai bien restée à l’abri de cette petite maison mais mes intrépides compagnons de route, eux, sont déjà sur la selle, un petit peu éméchés par les multiples verres qu’ils ne pouvaient refuser. Et c’est reparti en direction du village de Kratine, où on posera finalement la tente au pied du minaret, ajoutant un nouvel endroit à la liste des lieux les plus insolites où nous avons dormi pendant notre voyage.
Au matin, café et pliage de tente mouillée, direction Sarajevo! Nous avions hésité à passer par la capitale bosnienne, découragés par nos précédentes expériences de traversées de villes, mais nous avons bien fait de succomber à la curiosité d’aller découvrir la ville qui a joué un rôle clé dans le déclenchement de la première guerre mondiale. Eh oui, souvenez-vous de vos cours d’histoires, c’est à Sarajevo qu’avait été assassiné l’héritier du trône de l’empire Austro-hongrois François-Ferdinand, par un nationaliste serbe. Nous pédalerons toute la journée sous la pluie mais gardons le moral, sachant que nous aurons droit à quelques jours de repos au sec une fois arrivés dans la capitale. La pluie s’intensifie et c’est sous des nuées torrentielles que nous voyons apparaître les premiers immeubles de la ville. L’épais brouillard ajoute à cette ambiance si particulière. Nous nous réfugions à l’hôtel et nos chambres ne tardent pas à ressembler à des buanderies, toutes nos affaires lavées et ingénieusement étendues ci et là. Le moindre espace est exploité pour sécher tout notre matériel qui n’a pas été sec depuis des jours. Une fois cette étape derrière nous, cap sur le centre-ville! A peine sortis de l’hôtel, on est frappé par la beauté de la ville.
Sarajevo, c’est avoir l’impression de sauter à pieds joints dans un livre d’histoire, un peu comme avec la poudre de cheminette de Harry Potter qui fait se téléporter. Les rues pavées, les maisons de pierres jaunies, les mosquées adossées aux églises, le moazzin invitant à la prière en fond. C’est l’odeur du café bosnien, que les turcs appellent turc, les grecs grec et les libanais libanais, accompagné de baklavas ou de loukoums. C’est une certaine légèreté de vivre qui contraste si fortement avec les impacts de la guerre qui criblent les murs et les ruines qui ponctuent les rues. C’est un tram très rétro aux allures vintage de bus VW bicolore, qui fait voler les pigeons amassés sur ses câbles comme des notes de musique sur une partition. Ce sont plein de musées qui invitent à s’imprégner d’histoire, tentant autant que faire se peu d’adoucir les traits de toutes ces guerres qui ont sculpté l’âme de cette ville et forgé le caractère de son peuple. C’est l’odeur des ćepavi qui emplissent les rues, ce met traditionnel de viande servi dans un pain rond, encore un héritage ottoman, et de tous les plats mijotés de la cuisine bosnienne qui donnent envie de s’attabler. C’est de l’artisanat oriental qui déborde des étalages, en étain, en cuivre ou en bois, à côté des tapis colorés aux motifs persans.
Si en Amérique du Nord tout le monde était pressé et courait les rues avec leur mug de café brûlant à la main, ici on aurait dit que le temps s’était arrêté, ou qu’il évoluait au ralenti, encore nostalgique de la période d’avant guerre. Les vieux cafés sont doucement pleins d’un monde hétéroclite qui sirote tranquillement son café sous des volutes de fumées. Personnes âgées d’une autre époque et jeunesse trendy se côtoient et se mélangent dans une ambiance particulière. Certains restent fidèles à leur café bosnien quand d’autres se sont laissé séduire par les cafés à l’américaine. Les tubes des années 90 passent en boucle, on regarde passer les vans rétros et les vieilles golf 2. En fin de journée, la techno des années 2000 s’installe et, si on est dans un bar trendy, on peut siroter quelques cocktails bien classiques. L’authenticité et la liberté qui caractérisaient notre adolescence semblent avoir pris leurs quartiers dans cette ville.
C’est ici que nous dirons au revoir à nos amis français qui doivent filer plus rapidement que nous en direction de Trieste, la fin de leur voyage à vélo approchant. De notre côté, nous profiterons de prendre notre temps dans ce lieu qui nous y invite, hormis un réveil très matinal (pour ne pas dire nocturne) qui nous poussera hors du lit pour notre rendez-vous à la matinale de Rhône FM. Fabrice Mayor et Sébastien Rey se demandaient dans quel lieu du globe nous pouvions nous trouver! Nous mettrons à profit ce réveil pour aller déambuler dans les rues d’une Sarajevo toute endormie et que nous verrons s’éveiller tout en douceur.
Avant de reprendre la route, une tâche particulière nous attend : celle d’identifier sur la carte de notre tracé toutes les zones encore potentiellement minées. Et ce n’est pas une mince affaire! Des cartes officielles sont renseignées sur euforbih.org mais elles ne sont pas interactives et nous passons pas mal de temps à reporter les zones suspectes sur notre carte GoogleMaps. Notre carte riche de ces infos, il est temps de quitter la belle Sarajevo et d’aller à la découverte d’autres régions de Bosnie. Par le nord, vers l’ouest ou en diagonale, difficile de savoir quel itinéraire emprunter. Les possibilités sont multiples mais nous choisissons de traverser la Bosnie en direction du nord-ouest, visant la ville de Bihać à la frontière croate. On retrouve assez vite les grandes étendues vertes parsemées de troupeaux de vaches, entrecoupées de villages très peu habités, voire parfois abandonnés. Beaucoup de maisons ont été construites à moitié, d’autres sont fortement marquées par la guerre et certaines ont même été envahies par la végétation, avec même parfois des arbres qui s’élèvent au ciel par le toit. Il y a très peu si ce n’est pas d’industrie, les gens vivant principalement de l’agriculture. Plusieurs des petites villes que nous découvrirons plus au nord, comme Drvar, nous laisseront une impression de communisme assez marquée. Le temps est très humide, parfois presque tropical. On sue à grosses gouttes, quand on n’est pas trempé par la pluie, et qu’est-ce qu’il a plu! Malgré tout, la pluie n’aura pas réussi à atténuer l’incroyable plaisir qu’on a eu à traverser ce pays si particulier, à s’émerveiller devant la magnifique vieille ville de Konjic, le superbe lac Ramsko ou les cascades majestueuses de Martin Brod.
La pluie n’aura pas réussi non plus à diluer la beauté des rencontres mémorables que nous y avons faites. Comme cette soirée improbable au carrefour de trois villages à Kruscica, lieu de rendez-vous des chasseurs des environs qui nous ont vite tendu des bières et de la viande séchée, et abreuvé de leur eau-de-vie “domaći” infusée au “konopia” (chanvre) en nous contant les légendes de la Bosnie (merci Seo et Kazim). Ou ce monsieur au sourire si attendrissant qui nous a invité à nous réfugier de la pluie sur la terrasse couverte de son bistrot pendant qu’il courait nous apporter des cafés au resto d’en face parce qu’il n’en avait plus. Sans jamais vouloir encaisser un centime. Ou ce villageois qui s’inquiétait de nous voir nous aventurer dans la montagne avec l’orage qui rôdait, nous faisant de grands signes pour bien nous couvrir et de faire attention à nous. Ou l’accueil incroyable des dames qui tenaient l’hôtel où nous sommes restés deux jours à Kupres et où on s’est senti à la maison. Tant de gestes emplis de compassion, de gentillesse et de sincérité, qui ont rendu notre traversée de la Bosnie tout simplement magique.
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