Dans la traversée des Balkans, la notion de dégradé prend tout son sens. Notre dernière partie de voyage a démarré en Grèce, ce pays millénaire, berceau de la démocratie, de la philosophie, du théâtre et des mythes antiques. Un pays que je connais depuis aussi longtemps que mes souvenirs le permettent, des bancs de mon école au Liban aux livres que je lisais enfant, en passant par mon premier voyage en famille, par des voyages à la voile entre amis et par une culture culinaire inégalée qui ne connait aucune frontière. Quitter la Grèce pour l’Albanie, c’est arriver au grand carrefour entre l’Europe méditerranéenne, les Balkans, l’influence grecque et les impressions ottomanes. Les Albanais appartiennent à un groupe ethnique distinct, et parlent une langue unique en Europe, sans lien direct avec les langues slaves comme le serbe, le croate, le russe ou le bulgare. Un pays particulier qui nous a totalement dépaysé et que nous avons adoré découvrir.
C’est au Monténégro, premier pays de l’ex-Yougoslavie, que nous avons franchi la porte d’entrée du monde des Balkans: le petit joyau des Balkans se distingue par son fort esprit d’indépendance et ses traditions montagnardes bien ancrées, et charme par sa nature sauvage d’une beauté brute, entre mer adriatique, montagnes escarpées et fjords limpides. La Bosnie-Herzégovine, très diversifiée tant ethniquement que religieusement, ruisselle d’une histoire encore largement marquée par les séquelles des conflits de guerre. Sa voisine, la Croatie, joue la carte balnéaire et médiévale: entre plages idylliques sur l’adriatique, et villes historiques comme Dubrovnik ou Split, son identité est un mélange de culture salve aux fortes influences italiennes.

Quitter la Croatie pour entrer en Slovénie, c’est quitter un pays où scintille la mer adriatique sous un soleil éclatant, pour s’engager dans un pays plus doux, plus feutré, au décor alpin et où tout semble entretenu avec un soin presque artisanal. La frontière croate derrière nous, la route s’élargit en ruban clair qui traverse des collines arrondies et des villages typiques. L’air est plus frais, presque lavé par la pluie des derniers jours. Dans les villages, les cheminées dégagent une fumée fine, odeur de bois humide qui se mêle au parfum de l’herbe fraichement coupée. Chaque maison semble avoir été repeinte la semaine dernière : murs crème, volets verts, balcons garnis de géraniums rouges éclatants malgré le ciel gris, et les petits nains de jardins qui veillent consciencieusement sur leur royaume. Les champs s’étirent comme un tapis repassé au fer chaud, et les forêts, sombres et serrées, donnent l’impression d’un pays qui aime l’ordre jusque dans la nature. Même les pistes cyclables semblent tracées avec l’obsession d’un cartographe amoureux de symétrie. Nous avons tout de suite eu une impression commune qui nous fait sourire encore aujourd’hui: un grand Canton de Vaud!


On pédale en silence, comme emprunts d’une nostalgie de fin de voyage. La Slovénie, c’est déjà l’Europe de l’Ouest dans ses routes lisses et ses automobilistes patients, son organisation et sa vie quotidienne, mais avec un parfum balkanique qui se glisse dans les détails : un café toujours un peu plus fort, un sourire un peu plus franc, et surtout nos fameux burek dont on veut profiter encore un peu et qu’on mange debout, fumants, dans un papier qui graisse les doigts. Ce petit pays — à peine deux millions d’habitants, moins grand que la Suisse romande — a pourtant un passé lourd et complexe : longtemps balloté entre l’Empire romain, la République de Venise, l’Empire austro-hongrois, puis intégré à la Yougoslavie après 1918, il a trouvé sa pleine indépendance en 1991 au terme d’une “guerre des dix jours”, brève mais décisive, qui lui permit d’éviter les déchirements sanglants connus par ses voisins. Depuis, la Slovénie a filé droit : Union européenne en 2004, zone euro en 2007, et aujourd’hui un des pays les plus stables et prospères de l’ex-Yougoslavie.
Nous entrons par le sud, depuis Rijeka, en quête de collines et de verdure après les lignes droites du littoral croate et son flot incessant de voiture. Le premier soir, nous posons la tente dans un charmant camping avec des chevaux, et nous nous sentons très vite bien. Après quelques échanges avec un couple de traités de l’Indre, nous montons une table improvisée et dinons tous les 4. Ils voyagent lentement et recèlent d’anecdotes et d’informations, de vrais guides de voyage! On parle jusqu’à ce que la nuit tombe, et déjà la Slovénie se teinte pour nous d’une chaleur humaine inattendue.


Le lendemain, nous sommes très impatients: cette étape nous réunira avec la maman de Pierrick, Christine, et son beau-père, Bruno, qui nous rejoignent pour quelques jours et que nous avons hâte de retrouver après tous ces mois sur la route! Ils viennent à notre rencontre et en profitent pour découvrir le pays, “sur vos traces” comme ils aiment bien dire. Nous nous retrouvons dans le plus ancien camping du pays, fondé en 1955, alors que Tito gouvernait encore une Yougoslavie soudée en façade. Les sanitaires ont gardé leur carrelage d’origine, la disposition des emplacements trahit une époque où les vacances collectives étaient encouragées, et l’ensemble dégage cette patine légèrement désuète qui rend les lieux attachants.


Très vite, la pluie s’invite, avec cette intensité qui donne au vert slovène son éclat particulier. Nous gagnons alors Predjama, où un château improbable, suspendu à la roche comme une extension minérale de la falaise, semble défier depuis huit siècles le temps, les assauts et la gravité. Abrités dans un café voisin, les mains autour d’un chocolat chaud, nous écoutons l’eau ruisseler sur les tuiles et profitons de ce temps précieux de retrouvailles, pendant que la légende du baron Erazem, le robin des bois Slovène à l’esprit indomptable et au courage sans faille, flotte encore dans l’air humide.

Pourquoi attendre le soleil quand on peut aller le chercher? Une phrase difficile à mettre en oeuvre à vélo mais que ces moyens de transports révolutionnaires appelés “voitures” rendent possible. Après un coup d’oeil à la météo, et sur un coup de tête, nous filons en van vers la côte adriatique faire le plein de vitamine D, à Koper, ancienne cité portuaire vénitienne où les façades ocre et crème encadrent des placettes pavées. l’Italie dans toute sa splendeur! Sur Tito Square, les palais gothiques et Renaissance rappellent que la ville fut, pendant des siècles, une sentinelle maritime de Venise. Après avoir savouré une bonne gelato au port, et flâné dans ces magnifiques ruelles, nous voilà de retour au camping… où nous retrouvons la pluie qui nous a sagement attendus. Nous profitons de notre deuxième soirée ensemble, avant d’aller à la découverte de la capitale, et de retrouver Björn et Sirius qui trépignaient d’impatience de rouler à nouveau.



Ljubljana, quand nous y arrivons, est aussi noyée sous un rideau d’eau. Pourtant, la capitale slovène, à peine 300 000 habitants, déploie sous la grisaille un charme intime. Les quais de la Ljubljanica, avec leurs rangées de platanes et leurs terrasses obstinées, dessinent une boucle douce autour de la vieille ville, contant l’histoire d’un passé impérial et d’un présent européen. Les maisons, pastel ou crème, portent encore l’empreinte de l’architecte Jože Plečnik, enfant du pays et créateur d’un urbanisme à la fois classique et audacieux, qui a laissé à Ljubljana ses ponts élégants, ses colonnades et ses perspectives soigneusement orchestrées. Le Pont des Dragons, avec ses imposantes statues, symbolise la puissance et la protection, mais aussi le lien entre la ville et ses légendes. Le dragon est l’emblème mythique de Ljubljana, et certains racontent que le courage d’Erazem inspire encore tous ceux qui franchissent ce pont. Au sommet, le château domine depuis le XIIe siècle : il fut forteresse médiévale, bastion autrichien, garnison napoléonienne, prison sous les Habsbourg, et enfin symbole de la renaissance nationale slovène. En flânant dans ses ruelles pavées, on traverse, en quelques centaines de mètres, l’histoire compacte de tout un pays : le Moyen Âge germanique, la Renaissance italienne, l’ordre austro-hongrois, l’austérité yougoslave, puis l’élan européen contemporain.



Cette capitale se hisse rapidement dans nos capitales préférées qui se disputent encore le classement, aux côtés de Sarajevo et de Stockholm. Difficile de la quitter après deux jours, mais le voyage à vélo se qualifie par cette envie indéfinissable d’avancer continuellement, alors qu’on n’est pas attendu. Avant de partir, une chaleureuse accolade au propriétaire de notre logement, venu nous saluer avec cette gentillesse si caractéristique. Le cœur léger, nous nous lançons vers LA carte postale de la Slovénie: le fameux Lac de Bled.
La ville s’efface dans le rétroviseur alors que nous empruntons la traversée des Alpes italiennes. Des paysages grandioses où les vastes champs verts s’étendent à perte de vue, tandis que derrière eux se dressent, majestueuses, les montagnes aux sommets encore enneigés. Sur la route, nous roulons derrière des groupes de cyclistes qui semblent tout droit sortis du Tour de France ou du Giro, silhouettes acharnées défiant les pentes avec une énergie impressionnante. Pause bienvenue à Kranj, sur la place centrale baignée de soleil et où le café se déguste sans fioritures. Un café qui a le goût du vrai, celui qu’on ne cherche pas à enjoliver. Autour de nous, les habitués s’échangent leurs histoires avec cette nonchalance fière propre aux petites villes qui savent encore vivre à leur rythme. L’air est vif, chargé d’odeurs terreuses et de parfums de cuisine qui vous ancrent au présent. De la simplicité, du bien-être, du bonheur.

On reprend la route, traversant des villages bâtis autour de leur église, dont les clochers défient le ciel avec fierté. Et puis, soudain, il apparaît : le lac de Bled. Ses eaux d’un bleu profond se déploient comme une peinture ancienne, tandis que l’îlot au clocher élancé semble flotter entre ciel et terre. Un cliché, oui, mais quel cliché, d’une beauté brute et immédiate. La foule, encore raisonnable, laisse respirer le lieu, hors de la saison haute. On s’installe sur un banc en bord de rive, à la fois stratégiquement choisi et assez discret pour sentir le clapotis régulier de l’eau qui vient caresser les pierres. Le pique-nique s’étale, simple, mais parfait, entre deux regards jetés à ce décor presque irréel. Le village alentour, un peu trop huppé à notre goût, impose ses prix qui piquent un peu. Mais peu importe : la magie du lieu continue de nous happer. La nuit tombe sur notre camping, où l’on s’abandonne à une quiétude profonde, celle qui ne se trouve qu’au bout d’une journée bien remplie par les coups de pédale.

Au matin, la route nous appelle à nouveau. Avant-dernière frontière à franchir avant la Suisse, mais nous repoussons cette pensée. La rivière Radovna s’étire à nos côtés, turquoise et paisible, tandis que le ciel affiche ses nuances de bleu. Une halte s’impose : Kranjska Gora, station mythique des Jeux Olympiques d’hiver de 1984, dont le souvenir résonne encore dans la montagne. Alors que l’on s’apprête à déjeuner sur un banc, l’inattendu surgit : Christine et Bruno! Par un coup du destin improbable, eux aussi ont choisi ce coin au même moment. Et c’est surtout la silhouette indélébile de Pierrick, et sa chevelure impossible à ignorer, qui les a alertés! Quelques instants suspendus, à rire, à partager ce hasard heureux. Puis, le moteur reprend, les coups de pédale aussi, et la route nous emporte vers l’Italie. À 13 heures, le panneau aussi attendu que redouté s’offre à nous : dernier pays avant la Suisse. L’émotion explose, mêlée à l’impatience enfantine de découvrir enfin les Dolomites, ces montagnes légendaires qui ont marqué l’histoire de l’alpinisme.


Quelques jours auront suffi pour traverser la Slovénie, mais ils nous laissent un souvenir palpable : un pays alpin, vert et paisible, où le temps s’écoule avec douceur, où il fait bon vivre, sans artifice. Une terre qui a su, au fil des siècles et des tourments, cultiver un solide équilibre — entre Est et Ouest, nature et civilisation, tradition et modernité, pluie et soleil. Le pays qui nous permet de clore cette magnifique parenthèse des Balkans, au goût aussi envoûtant qu’inattendu.


























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